dimanche, octobre 6

Caroline Fourest : la femme qui dérangeait les femmes

C’est dans son appartement parisien que Caroline Fourest passe la plupart de ses journées. À travailler seule et dans le calme au milieu de grandes bibliothèques où pas un livre ne dépasse. D’abord parce qu’elle est « casanière » mais aussi parce que la vie est plus simple comme ça, lorsqu’on reçoit des menaces de mort depuis plusieurs années. L’essayiste rompt cette quiétude deux fois par semaine, en allant sur le plateau de LCI, et pour le bouclage de Franc-Tireur, journal hebdomadaire qu’elle dirige depuis 2022. Ces prochaines semaines, la militante féministe et laïque – qui se décrit d’abord comme essayiste, réalisatrice et journaliste – va sillonner les grands talk-shows (C à vous sur France 5, Quelle époque ! sur France 2…) pour la sortie de son livre Le Vertige MeToo – Trouver l’équilibre après la nouvelle révolution sexuelle, le 11 septembre chez Grasset. C’est sur ces mêmes plateaux qu’elle prône d’ordinaire une laïcité stricte qui lui vaut d’être un personnage public assez clivant.

Sur les 22 livres qu’elle a publiés dans sa vie, celui-ci a été « le plus dur » qu’elle ait eu à écrire. Elle relate la révolution MeToo, de Harvey Weinstein jusqu’au nouveau rôle de l’actrice Judith Godrèche, devenue ces derniers mois la porte-voix de la cause des violences sexuelles et sexistes, après avoir porté plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot pour « viols sur mineur ». Toutes les affaires (Patrick Poivre d’Arvor, Nicolas Hulot, Nicolas Bedos, Roman Polanski, Denis Baupin, Gérard Depardieu, Tariq Ramadan…) y sont disséquées dans le moindre détail. « Sur ces sujets, la vérité est très grise et dépend du cas par cas. C’est injuste et violent d’ostraciser quelqu’un sans prendre le temps de lire le détail de l’instruction. La justice n’a jamais suffi mais son travail doit servir d’appui », considère la réalisatrice, proche de Tristane Banon, qui avait porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn pour tentative de viol.

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C’est la sociologue et ancienne membre du Mouvement de libération des femmes (MLF) Liliane Kandel, 90 ans, que Caroline Fourest qualifie de « grande sœur », qui a relu son livre. « Je suis féministe, c’est-à-dire que je suis allergique aux abus de pouvoir. Je ne peux pas laisser MeToo être utilisé pour assouvir d’autres abus de pouvoir », explique la quadragénaire pour résumer son intention. Elle a épluché toutes les affaires, rencontré plusieurs accusatrices et accusés : « J’ai passé des heures à savoir ce que j’en pensais. » « Caroline ne s’en tient pas au storytelling, elle va chercher les choses à la racine, c’est une sourceuse », vante son ami Ariel Weil, maire PS de Paris Centre.

Ennemis d’aujourd’hui, camarades d’hier

Dans ces 300 pages, la polémiste ne relate pas seulement les faits, elle livre un avis bien tranché, toujours argumenté et potentiellement explosif. En écrivant par exemple que « nous sommes passés d’une société de l’honneur imposant le bâillon à la pureté maniant le bûcher et la délation », que « dans ce nouveau monde, il suffit d’accuser pour exister ». Ou encore : « Ne pas séparer l’homme de l’artiste mais l’œuvre de l’homme. » Un discours inaudible voire rejeté par un certain nombre de cénacles féministes, convaincus que le problème est davantage dans la toute-puissance des accusés que dans la libération de la parole des victimes présumées. « Le plus dur pour moi va être d’affronter le procès d’intention de trahir MeToo ou de ne pas être assez féministe », redoute l’essayiste. Comme elle se fait traiter d’« islamophobe » et de « raciste » en défendant sa vision de la laïcité. L’avocate pénaliste au barreau de Paris Marie Dosé, qui conseille plusieurs accusés de violences sexuelles et sexistes, maintes fois citée dans le livre, décrit une « une intellectuelle courageuse et lucide », qui « défend ses convictions en se défiant autant que possible des passions et des excès ».

Je ne peux pas laisser MeToo être utilisé pour assouvir d’autres abus de pouvoir

Ses ennemis d’aujourd’hui sont pour certaines ses camarades d’hier. La militante féministe proche des Insoumis Caroline De Haas, la députée ex-Insoumise Clémentine Autain, la conseillère de Paris Alice Coffin… Elle les a toutes croisées dans des cercles féministes lorsqu’elles avaient entre 20 et 30 ans. Depuis, leurs chemins ont radicalement divergé. « Caroline était une star dans les milieux féministes militants, une personnalité importante et respectée, retrace Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes. Mais elle a durci son discours avec une manière de faire assez clivante, en allant au clash, comme le veut l’époque. Cette méthode a abouti à une polarisation des positions. » À cela, Caroline Fourest avance une autre explication : « La féministe radicale que j’étais est devenue mainstream aujourd’hui. Je défends un féminisme anti-essentialiste, qui ne pense pas que les hommes naissent bourreaux et les femmes victimes. Le féminisme universaliste n’est pas la même chose que le féminisme partisan, il n’a pas besoin d’être élu. »

Ce qu’elle sous-entend poliment, c’est que, en voulant s’attirer le vote des banlieues, une partie de la gauche féministe a renié ses valeurs, notamment sur le très sensible sujet du voile. Les questions de féminisme et de laïcité se croisent si souvent qu’elles en sont presque devenues indissociables. Son journal, Franc-Tireur, étrille toutes ces figures du néoféminisme dans la rubrique « Le portrait qui fâche », habillant pour l’hiver la philosophe américaine Judith Butler, la comédienne Andréa Bescond, la militante féministe et antiraciste Rokhaya Diallo, la députée écologiste Sandrine Rousseau, la journaliste et créatrice de podcasts Lauren Bastide… Toutes ont comme point commun d’être engagées dans cette gauche féministe et antiraciste qu’elle pourfend. « Deux gauches s’affrontent : l’une est victi-maire, et l’autre est libertaire », schématise la militante dans son livre. « Caroline est très entière et peut être très dure dans le sens où elle partitionne l’humanité en deux, les bons et les mauvais », observe l’un de ses proches.

Le rêve de l’essayiste de 48 ans la projette dans le cinéma. Le nouveau statut public de Judith Godrèche la laisse pour le moins dubitative. Derrière cette défiance, il y a aussi un passif : « Quand je la voyais jouer la femme-enfant, je me demandais quelle était ma place dans ce milieu. Je ne me retrouvais ni dans ces films ni dans ces rapports de séduction dans la vie. Je les fuyais. »

Pour elle, les choses ont débuté quand elle avait 5 ans, lorsqu’elle a dit à ses parents : « Quand je serai grande, j’aimerai les filles. » «J’ai toujours été androgyne et j’ai dû négocier mon parcours en fonction de ça. C’est ce qui m’a coûté le plus cher dans ma vie. » Quand elle fait son coming out quinze ans plus tard, son père l’accepte mais sa mère la rejette. Pendant six ans, elles ne se parleront plus. Quelques mois plus tard, Caroline Fourest coupe ses cheveux longs. Ce coup de ciseaux sonne comme une libération. Ce jour-là, elle marche toute la nuit dans Paris.

Cela fait maintenant vingt-huit ans qu’elle partage sa vie avec la politologue spécialiste de l’extrême droite Fiammetta Venner, avec qui elle s’est construite intellectuellement. Caroline Fourest a aussi écrit un livre consacré à Inna, une Femen dont elle est tombée amoureuse et avec laquelle elle s’est engagée face aux catholiques intégristes. « Les femmes m’intéressent, le féminin très peu» soupire-t-elle. Entre femmes, les confidences tombent plus facilement, pense-t-elle : « J’ai découvert qu’il y avait assez rarement dans l’histoire d’une femme une vie sans viol. Ça forge le féminisme. » Elle n’a jamais été victime d’une agression sexuelle mais dit « avoir passé la première partie de [sa] vie à découvrir à quel point tous les pères n’étaient pas comme le [sien] ».

Au slogan « Je te crois », elle propose « Je t’écoute ».

Dans le débat passionnel et infiniment complexe que soulève MeToo, entre l’indispensable prise en compte de la parole des victimes et le respect de la présomption d’innocence, Caroline Fourest est convaincue d’incarner le camp de la nuance face à tous les extrémismes. Au slogan « Je te crois », qui se veut la réponse des féministes aux femmes qui prennent la parole, elle propose une version plus minimaliste : « Je t’écoute ». Elle défend aussi l’idée qu’un homme qui a reconnu sa faute ne peut pas être doublement puni. C’est le cas de l’Insoumis Adrien Quatennens, condamné après avoir admis giflé sa femme. C’est aussi celui du trompettiste star Ibrahim Maalouf, condamné en première instance puis relaxé pour un baiser sur l’une de ses élèves qu’il a reconnu, et aujourd’hui écarté du jury du festival de Deauville. « C’est une sentence sociale très brutale. Les gens qui l’écartent veulent la paix au prix de l’injustice », juge-t-elle.

Autant qu’il lui assurera une présence médiatique, le nouveau livre de Caroline Fourest lui vaudra sans doute beaucoup de critiques. Mais cela fait partie intégrante de sa vie. Des ennemis, elle en a beaucoup. Les médias qu’elle cite nommément – Mediapart, Le Monde, Arrêt sur images -, mais surtout un homme, Tariq Ramadan, à qui elle a consacré un livre, Frère Tariq (Grasset), paru en 2004. C’est à ce moment-là que sa vie a basculé, quand des sites islamistes ont publié son adresse, avec ce commentaire : « Il faut que la louve reste dans sa tanière. » Elle dit ne pas vivre si mal avec cette menace mais regarde systématiquement autour d’elle quand elle sort d’une voiture et préfère toujours la petite porte à la grande entrée. Celle qui se déguisait en superhéros quand elle était petite relativise : « Je ne fais pas ça pour être aimée mais pour être utile. » Ou peut-être les deux.

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