Jeudi, quelques heures après sa nomination, Michel Barnier appelle François Hollande. Le nouveau Premier ministre a beaucoup de considération pour l’ancien président. Mais le député de Corrèze, qui déambule à la foire de Chalon-sur-Saône, ne répond pas. Vendredi matin, le socialiste lui fait porter un mot manuscrit à Matignon. « Je vous confirme mon estime et mon respect, mais désapprouve les conditions de votre nomination et déplore le lien de dépendance qui s’est noué entre votre gouvernement et le RN. » Le socialiste ajoute une précision : il se situera à l’Assemblée nationale « dans l’opposition (constructive) ».
Le feuilleton de Matignon ne s’est pas terminé comme François Hollande l’aurait souhaité. Contrairement au bruit que font courir certains socialistes, il aurait aimé voir son ami et ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve nommé chef du gouvernement. Lorsqu’il est reçu lundi matin par Emmanuel Macron, le nom de l’ancien Premier ministre semble être une hypothèse sérieusement étudiée par l’Élysée, tout comme l’est celle de Xavier Bertrand. Dans le bureau du président, la discussion est franche. François Hollande lui garantit qu’une large partie des 66 députés socialistes à l’Assemblée nationale ne censureront pas un gouvernement Cazeneuve.
Le principal intéressé a lui-même été reçu la veille par le président. Un entretien d’une heure quinze durant lequel Bernard Cazeneuve a indiqué ses intentions : la réforme des retraites est sur la table. Pour l’ancien Premier ministre, qui voudrait convoquer une grande conférence sociale afin d’apporter de la justice sociale, il faut faire évoluer les choses. À sa sortie de l’Élysée, Bernard Cazeneuve regagne les locaux de son cabinet d’avocat, August Debouzy, dans le 8e arrondissement de Paris. Il reçoit alors un coup de fil de Lucie Castets, candidate désignée par le Nouveau Front populaire pour Matignon mais recalée par Emmanuel Macron. Ils étaient convenus de s’appeler après l’entretien. Ensemble, ils partagent leur inquiétude sur l’attitude du président, qui ne semble pas tant que ça vouloir nommer un Premier ministre de gauche. Bernard Cazeneuve échange aussi avec la présidente socialiste de la Région Occitanie, Carole Delga, reçue trois jours plus tôt par le chef de l’État : « J’ai senti comme toi que le président ne voulait rien lâcher. » Tous deux pensent qu’Emmanuel Macron n’est pas conscient de la colère que provoque dans le pays la réforme des retraites.
Quand Emmanuel Macron s’entretient par téléphone le mardi à 16 h 45 avec le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, et le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Boris Vallaud, ces derniers lui font passer le même message : le quoi doit passer devant le qui. Comprendre qu’il n’y aura pas de censure automatique du groupe PS en cas de nomination de Bernard Cazeneuve s’il présente un projet acceptable. Les deux hommes font aussi une nouvelle proposition au président : désigner un « préfigurateur » qui pourrait négocier un pacte entre les partis politiques avant que quelqu’un ne soit nommé à Matignon. Ils lui soumettent trois noms, dont celui de l’ancien président de la CFDT Laurent Berger, qui a déjà dit non à Emmanuel Macron la semaine précédente pour le poste de Premier ministre. « C’est pas mal mais je ne peux pas prendre quinze jours de plus », leur répond le président.
Pendant ce temps, Bernard Cazeneuve reçoit beaucoup de coups de fil de parlementaires socialistes. Il discute avec François Bayrou, qui soutient ouvertement sa nomination et Gabriel Attal – favorable à un Premier ministre de centre gauche -, mais aussi avec des membres du groupe parlementaire Liot, ou encore avec le patron du Parti radical, Guillaume Lacroix, dont il est proche. Finalement, c’est avec les membres du PS, qu’il a quitté il y a deux ans au moment de l’accord avec LFI, qu’il échange le moins. Ni Boris Vallaud ni Olivier Faure n’auront le moindre contact avec lui.
À sa sortie de l’Élysée, Bernard Cazeneuve échange avec Lucie Castets
Aux impatients, l’homme de 61 ans se contente de répéter : « Je n’ai rien demandé. Si les circonstances l’exigent, je ne me déroberai pas ». Mais Bernard Cazeneuve pèse chacun de ses mots et filtre les échanges. Contrairement à Xavier Bertrand, il ne voudrait surtout pas alimenter l’idée selon laquelle il serait en campagne pour Matignon. Pour lui, on ne s’impose pas au président. Si sa détermination est réelle, son enthousiasme reste mesuré. D’abord parce que c’est son tempérament mais aussi parce qu’il traverse une épreuve personnelle difficile, après le décès de sa femme début juin.
Mardi soir, le Parti socialiste offre une raison en or au chef de l’État d’enterrer l’hypothèse Cazeneuve : le bureau national refuse de voter un soutien explicite à l’ancien Premier ministre, comme le réclament tous les opposants à Olivier Faure. Bernard Cazeneuve comprend tout de suite que c’est fini. Alors, il faut rapidement purger les choses pour sortir par le haut de cette séquence, et ce avant que le nom de Michel Barnier ne soit officialisé.
Jeudi matin, l’ancien Premier ministre se rend à la faculté de droit d’Aix-en-Provence, où il dirige un master. Lui qui n’avait pas pris la parole publiquement depuis juillet sur LCI file donc devant les deux caméras de LCI et de BFM, qui le suivent ce jour-là : « Michel Barnier est un homme qui a des qualités, une expérience, et, de toute façon, la seule préoccupation que nous devons avoir aujourd’hui, c’est celle d’un gouvernement qui permette au pays de résoudre des difficultés nombreuses et profondes. »
Quelques minutes plus tard, en réunion avec des professeurs de l’université, l’ancien Premier ministre interrompt l’échange lorsque le nom du président s’affiche sur son portable. Quand il revient dix minutes plus tard, l’ex-socialiste fait bref : « C’était le président, c’est Michel Barnier. » Au téléphone, Emmanuel Macron a justifié son choix et lui a soumis l’idée de lui confier, comme à Xavier Bertrand, un poste de ministre d’État, scénario qu’il a immédiatement écarté.
Beaucoup de socialistes le pensent : l’hypothèse Bernard Cazeneuve n’était qu’un leurre pour perturber la gauche. À l’Élysée, on assure avoir très sérieusement étudié cette piste : « C’est à cause des socialistes qu’on en est arrivés là. » Bernard Cazeneuve, lui, est « détendu » d’après plusieurs de ses proches. Après tout, la séquence n’a fait que le remettre sur le devant de la scène politique sans qu’il ait à affronter l’enfer de Matignon ou à obérer ses chances pour l’avenir.
Lien source : Cazeneuve, l’histoire d'un rendez-vous manqué