L’ancien président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, l’avait annoncé en grande pompe l’année dernière : la région, comprenant douze départements, va « investir » 5,7 milliards d’euros dans le ferroviaire sur douze ans, dont 3 milliards pour l’achat de nouvelles rames TER, là où une partie du parc régional se fait désormais vieillissant. Des montants vertigineux, qui ont immédiatement mis la puce à l’oreille de l’opposition : et si ces annonces, présentées comme de l’investissement, ne cachaient pas en fait des commandes déjà passées, ou des dépenses déjà prévues dans les budgets ?
Du côté des rames, l’urgence se fait en tout cas ressentir. La grande région Auvergne-Rhône-Alpes, qui comprend des territoires où les lignes de train ne sont pas encore électrifiées (90 % du réseau auvergnat), et où le calibrage des voies n’est pas toujours standardisé (comme entre Saint-Gervais et Vallorcine, en Haute-Savoie), doit organiser le renouvellement d’une partie de son parc de 418 rames et 215 voitures CORAIL (la plupart construites dans les années 1980). Un parc roulant – le deuxième de France après le réseau francilien – âgé en moyenne de 18,2 ans (chiffres 2022), dans la moyenne des autres régions françaises.
Des efforts à réaliser sur la qualité de service
En parallèle, les flux de passagers s’accroissent. Selon la Cour régionale des comptes (CRC), qui a publié une « évaluation de la politique du matériel roulant ferroviaire de la région Auvergne-Rhône-Alpes » le 28 juin 2024 (rapport délibéré le 30 janvier), la fréquentation a augmenté de près de 15 % entre 2017 et 2022, pour atteindre les 220.000 voyageurs quotidiens. Et même de 22 % entre 2019 et 2023 selon les derniers chiffres fournis par la Région. Cela, « sans que l’emport et l’offre de transport ne suivent cette même dynamique », indiquent les magistrats.
« De manière générale, la croissance du flux de passagers empruntant les TER d’Auvergne-Rhône-Alpes, engendre une tension grandissante dans la gestion du parc, dont la capacité d’accueil atteint ses limites », complète la Cour régionale des comptes. « La SNCF déclare utiliser 94 % de l’emport maximum du parc à sa disposition ».
Cet effet ciseau entre l’augmentation des voyageurs et la constance du nombre de rames (elles étaient 418 en 2017, puis 448 en 2020, et à nouveau 418 en 2024), engendre des conséquences sur la qualité de service. Selon la CRC, « le nombre de voyageurs par train, qui est passé de 90 en 2017 à 104 en 2022, traduit le fait, qu’à défaut de matériel supplémentaire, les voyageurs se sont trouvés plus souvent dans des trains surchargés ».
Constat partagé par Pierre Pommarel, porte-parole de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut) en Auvergne : « Il y a un problème de fond. C’est que le trafic connaît une augmentation très rapide qui n’a pas été anticipée par la présidence de Région ».
« Nous assistons aujourd’hui à une saturation des trains avec des conditions de déplacement très désagréables pour les voyageurs, et des personnes laissées sur les quais. Il y a des problèmes de capacité d’emports qui n’ont pas été anticipés. Nous allons encore passer plusieurs années où la situation sera tendue. Et malgré ces commandes, on ne sera pas dans les clous par rapport à l’explosion de la demande de transports publics. Pour nous, même ce qui a été annoncé par “le plan Wauquiez”, 130 rames, c’est insuffisant. »
130 rames annoncées, 26 trains commandés ou déjà reçus
Face à cette situation, tous s’accordent : il faut commander des nouvelles rames. L’exécutif régional en a fait son étendard en annonçant 130 nouveaux trains en douze ans. Parmi eux, il faut cependant compter les 26 rames déjà livrées et/ou commandées par la collectivité, dès 2019, afin de desservir les bassins lyonnais et stéphanois, mais aussi la ligne Saint-Gervais/Vallorcine, ou encore deux lignes auvergnates, qui seront desservies par des trains à hydrogène.
La CRC Auvergne-Rhône-Alpes, dans son rapport publié en 2024, estime quant à elle que « l’écart entre les besoins et les matériels disponibles s’élève à une trentaine de rames ». La Cour anticipe « une situation perturbée qui va se prolonger jusqu’en 2027 ». Au-délà, « environ une centaine de rames restent à commander ».
Pour l’instant, la Région en prévoit 70 pour remplacer les voitures CORAIL vieillissantes, dix pour renforcer l’emport pour les agglomérations, et cinq pour des projets d’infrastructures (RER de Grenoble, Vallée de l’Avre). Des chiffres jugés « insuffisants » par la Fnaut au regard de la croissance de la demande, sachant qu’il faut « entre quatre et six ans » entre la décision et la mise en service des rames via le marché existant avec la SNCF.
Plusieurs options s’offrent à la Région avec l’ouverture à la concurrence
L’ouverture à la concurrence des lignes TER, imposée par l’Union européenne, vient ajouter une entrée dans l’équation.
En France, une cinquantaine de lots ont été définis par les treize régions. Les appels d’offres sont pour certains en cours de préparation (comme en Aura, qui compte cinq lots, dont le premier concerne l’Auvergne), déjà lancés pour d’autres, voire même déjà attribués. C’est le cas de la ligne entre Marseille et Nice en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, qui sera opérée par Transdev à partir de juin 2025. Ou encore de l’étoile ferroviaire de Nice, attribuée à SNCF Voyageurs.
De même, de premiers lots ont été attribués au groupe français dans les Pays-de-la-Loire (tram-train Nantes-Châteaubriant) et dans les Hauts-de-France. Transdev gérera également la réouverture d’une ligne dans la région Grand-Est.
« Tout a été pensé, il n’y a plus qu’à enclencher la machine », dépeint ainsi Patricia Pérennes, économiste spécialiste du secteur ferroviaire au sein du cabinet Trans-Missions. La chercheuse, qui avise aujourd’hui plusieurs régions françaises, travaillait avant pour Régions de France. Son propos : « individualiser l’approche, lot par lot ».
« On peut différencier le propriétaire des rames du gestionnaire et de l’entité qui l’entretient. Pour une rame, il peut donc y avoir trois contrats. C’est là que cela devient compliqué, car il y a toute une réflexion à mener à long terme autour de la planification. (…) La région Aura se pose certainement la question : “j’ai 418 rames, lesquelles vont à quel lot ?” “Si la révision à mi-vie des rames intervient, est-ce que je la mets dans le contrat ou non ?” Tous ces éléments prennent du temps ».
Qui sera propriétaire des rames demain ?
Auvergne-Rhône-Alpes est d’ailleurs l’une des dernières région à avoir franchi cette étape, juste avant l’échéance de décembre dernier. « Nous avons voulu prendre notre temps. Nous souhaitions d’abord regarder les autres et en tirer les leçons », nous indiquait Frédéric Aguilera en octobre 2023. De douze lots, la Région est finalement passée à cinq : « Ce projet est d’une complexité sans nom, car il soulève des enjeux industriels, sociaux et de service ».
Ainsi, malgré le plan annoncé, la collectivité n’a pas encore passé de nouvelle commande de rames. Elle assure « réfléchir actuellement aux modifications apportées par l’ouverture à la concurrence (…) en lien avec la vision prospective concernant le parc de matériel roulant », nous répond ainsi par écrit Frédéric Aguilera, vice-président délégué aux transports.
La collectivité précise ainsi « étudier actuellement tous les modèles de commande de matériel possibles ».
Trois scénarios se dessinent : le premier, comme jusqu’à présent, « par le biais de SNCF Voyageurs, en lien avec la convention d’exploitation actuelle 2024 – 2033 passée en décembre 2023 entre la SNCF et la Région ». Le second, « par le biais des opérateurs ferroviaires qui seront retenus dans le cadre de l’ouverture à la concurrence ». Ou encore, « par le biais de structures ad hoc, comme envisagé par d’autres Régions ».
Ce dernier modèle a en effet été choisi par la Nouvelle-Aquitaine et l’Occitanie, qui ont créé conjointement une Société publique locale (SPL) chargée d’acheter et de superviser le parc roulant des deux régions. Cela permet, selon Patricia Pérennes, de garantir une vision prospective et technique que ne possèdent pas forcément les services des collectivités. Mais aussi de mutualiser les coûts et d’aller chercher de nouveaux opérateurs.
Pour autant, « le modèle le plus généralisé pour le moment, c’est de conserver la méthode actuelle. C’est-à-dire que les entreprises commandent à la SNCF et deviennent propriétaires des rames, que la Région rachète ensuite », poursuit l’économiste.
« L’ouverture à la concurrence et l’arrivée de nouveaux opérateurs, comme Transdev, vient poser une question : est-ce que ces opérateurs vont passer par de nouveaux marchés et des constructeurs étrangers ? Pour l’instant, la tendance montre que ce n’est pas le cas. Mais à plus long terme, cela pourrait se produire », ajoute Patricia Pérennes.
D’autant qu’en France, seuls deux types de rames peuvent être à ce jour commandées par SNCF sur son marché : les trains « Regio 2N », très prisés (Alstom-Bombardier, Nord), et les « Regiolis » (dont l’activité, située en Alsace, a été cédée par Alstom-Bombardier au constructeur espagnol CAF en août 2022). Ces dernières ont la particularité de proposer une bi-propulsion électrique et diesel, mais aussi une alimentation à hydrogène (3 rames ont été commandées en ce sens en Auvergne-Rhône-Alpes), ou encore à batteries.
Mais « au-delà du constructeur français, des offres de matériels peuvent provenir de constructeurs étrangers, notamment Stadler (Suisse), Siemens (Allemagne) ou CAF (Espagne) », précise la Cour des comptes. Les régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie déclarent d’ailleurs envisager cette option. « Ce sera une première, ces trains qui circulent en Europe ne circulent pas encore en France car ils ne sont pas homologués », indiquait en effet en juillet à La Tribune Renaud Lagrave, vice-président de la Région Nouvelle-Aquitaine en charge des transports.
Pour Pierre Pommarel, enfin, une crainte porte à nouveau sur les délais de livraison des rames en cas de définition tardive des appels d’offres : « Compte-tenu des délais qui sont très longs, si on compte sur les opérateurs pour faire l’acquisition du matériel, on va perdre dix ans, on sera très en retard ». Sachant que le temps de construction des rames reste, lui, incompressible.
Lien source : Rames TER : pourquoi la région Auvergne-Rhône-Alpes prend son temps à les commander ?