lundi, mai 6

Cinéma : « Le Déserteur », un road-movie à perdre haleine

Une précision préalable s’impose : Le Déserteur a été écrit et tourné avant les attaques du 7 octobre 2023. Mais, loin de le démonétiser, cette tragédie lui donne désormais une dimension supplémentaire, à la condition de ne commettre aucun anachronisme qui pourrait trahir la pensée de son auteur. Il est vrai que le synopsis du film a de quoi laisser songeur. Traumatisé par les horreurs de la guerre, Shlomi, un soldat israélien âgé de 18 ans, décide de déserter, inconscient du danger que représente cette décision. Mais les autorités militaires estiment, elles, qu’il a été kidnappé, sur le modèle de ce qui arriva dans la réalité au soldat Gilad Shalit en 2006. L’affaire prend alors une tournure nationale, voire internationale, et les médias s’en emparent aussitôt.

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Dans la foulée, le gouvernement israélien décide de bombarder Gaza en guise de représailles. Pendant ce temps, Shlomi se rêve en héros, même si la réalité saura le rattraper… Après La Mort du cinéma et de mon père aussi, son premier long-métrage, sorti en 2020, Dani Rosenberg a choisi de parler de son pays comme d’une société ultranationaliste : « Tel-Aviv aujourd’hui, c’est ça, dit-il, un mélange sidérant de libéralisme, d’hédonisme et de nationalisme. » Avec un récit nettement teinté d’absurde mais qui se fonde sans cesse sur l’observation de la réalité. Le point de départ du film est d’ailleurs une expérience vécue par le cinéaste lui-même. Dani Rosenberg raconte ainsi que, soldat dans une unité de combat, un soir, n’en pouvant plus, il a décidé de déserter. Il se retrouve alors à errer seul dans le désert, mais au bout de quelques heures, perdu et apeuré, il rejoint son camp. Sans que personne ne se soit rendu compte de sa désertion ! Le film est né de cette situation. S’ensuit un véritable road-movie, car le déserteur, joué à la perfection par Ido Tako, ne cesse de courir dès lors qu’il a décidé de prendre la poudre d’escampette. Tout au long du film ou presque, il est en mouvement perpétuel, volant leurs habits civils à des touristes, passant du vélo à la voiture mais toujours à vive allure. Il interrompt sans cesse une activité pour passer à une autre, affolé par la peur d’être dénoncé et repris. Le cinéaste le sait bien : un film, c’est d’abord un corps dans un décor, et son déserteur est comme un moderne Buster Keaton embarqué dans une éternelle course-poursuite dont il est à la fois le sujet et l’objet, le maître et la marionnette.

« Tel-Aviv aujourd’hui, c’est un mélange sidérant »

Non sans une certaine malice, le film montre combien ce personnage qui veut pourtant fuir à tout prix l’institution militaire se voit contraint d’intégrer ses codes et ses façons d’agir : le déserteur est à sa manière un combattant et un soldat. Il est lui aussi en guerre. Soucieux de revoir sa fiancée, ses parents et sa grand-mère, il multiplie les stratégies de survie et de déplacement pour y parvenir. Comme si, pour le réalisateur, il s’agissait de montrer et de prouver la militarisation à l’extrême de la société israélienne, bien au-delà des bruits d’hélicoptère et de sirène que l’on entend très régulièrement tout au long du film.

Pour autant, le héros du film ne développe aucun discours réellement militant. Ce qu’il veut, c’est profiter de la vie et de la liberté. On sent chez lui un appétit carnassier, y compris quand il mange. Débordant de vitalité et d’énergie, il affiche une belle insouciance et profite même de sa cavale pour demander sa main à Shiri, sa petite amie. Le seul endroit où il trouve véritablement refuge, c’est chez sa grand-mère, où il peut enfin dormir. Là, loin de la société israélienne, il peut se laisser aller, délivré d’un poids qui l’accable. On y verra sans nul doute la métaphore d’une jeunesse qui, dans son immense majorité, préférerait le bruit de la vie à celui de la guerre. Or, l’État décide de transformer Shlomi en otage détenu par les Palestiniens, le faisant basculer dans un redoutable statut symbolique. Comme si Israël, ses médias, ses élites, sa classe politique ne pouvaient décidément laisser tranquille ce jeune homme épris de liberté. Terrible constat d’un film aussi audacieux que stimulant. En choisissant de nous raconter cette fable réaliste aux accents tragi-comiques, Dani Rosenberg fait le pari de l’intelligence des spectateurs, sensibles, assurément, à la complexité des situations décrites. Et à leurs indéniables résonances actuelles.

Le Déserteur, de Dani Rosenberg, avec Ido Tako, Mika Reiss, Tiki Dayan. 1h38. Sortie mercredi.

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