dimanche, mai 19

Laurence Petit : « C’est la première fois que le CEA essaime des startups qui développent des réacteurs nucléaires innovants »

LA TRIBUNE – À l’occasion du salon Hello Tomorrow, événement majeur de la « deeptech », vous dévoilez deux nouvelles startups nucléaires qui s’appuient sur des technologies et des brevets du CEA pour développer des petits réacteurs modulaires innovants. Pouvez-vous nous les présenter ?

LAURENCE PETIT – Ces deux startups travaillent sur des petits réacteurs de quatrième génération. Hexana développe un réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, qui est une technologie mature. Elle reprend des briques technologiques que le CEA a développées depuis de nombreuses années. Le projet consiste à développer une paire de petits réacteurs de 150 mégawatts (MWe) chacun, couplés à un réservoir de stockage thermique à base de sels fondus. L’intérêt est de proposer un réacteur très flexible, capable de fournir de l’électricité, mais aussi de stocker et de fournir de la chaleur aux industriels en fonction de leurs besoins. Son autre point fort, c’est la possibilité d’utiliser sur plusieurs cycles des combustibles Mox [fabriqués à partir de combustibles déjà irradiés dans les réacteurs du parc nucléaire français, Ndlr], un atout en matière d’économie circulaire. Enfin, les matériaux qui seront utilisés sont qualifiés et pourront être fabriqués en France.

Stellaria développe, elle, un réacteur à sels fondus [qui utilise des combustibles sous forme liquide, Ndlr] d’une puissance de 150 MWe. C’est une technologie moins mature mais sur laquelle le CEA a accumulé des connaissances et de l’expérience. Son premier avantage, c’est sa très forte flexibilité. Ce type de réacteur peut monter en puissance très rapidement. Ensuite, il peut utiliser différents types de combustibles : de l’uranium de retraitement, de l’uranium enrichi, du Mox, voire du thorium. Il peut donc s’adapter au marché français, mais aussi à l’export selon le combustible privilégié par les différents pays. Il présente également un haut niveau de sûreté. C’est un réacteur qui fonctionne par convection naturelle. Il n’y a pas de pression ni de pièces mécaniques critiques, comme les pompes. L’un des grands verrous technologiques des réacteurs à sels fondus, c’est la tenue à la corrosion. Pour s’en affranchir, Stellaria a développé un réacteur sous forme de capsule que l’on enlève tous les cinq ans pour en remettre une nouvelle, pour limiter les problématiques liées à l’usure des matériaux. Le réacteur est enfin très compact. La cuve mesure 4 mètres de haut et moins de 2 mètres de diamètre.

Comment Hexana et Stellaria sont-elles nées au sein du CEA ?

Il y a un peu plus d’un an, le CEA a lancé un appel à idées auprès de ses collaborateurs sur les petits réacteurs innovants. Plus de dix projets ont été proposés et, sur ces dix, cinq ont été retenus. Dans ces cinq projets, il y a Hexana et Stellaria. Nous nous sommes associés à Starburst, une société spécialisée dans l’accélération de startups, pour  mettre en place un nouveau programme d’accélération baptisé Fast, pour « French Atomic Sustainable Technologies » [Technologies atomiques durables françaises, Ndlr]. Pendant 12 semaines, les cinq projets sélectionnés vont travailler sur les volets modèle économique, gestion, communication, relations investisseurs et marché de l’énergie. L’objectif, pour Hexana et Stellaria, est de les préparer à l’appel à projets « Réacteurs nucléaires innovants », lancé dans le cadre du plan France 2030 et piloté par Bpifrance.

Est-ce la première fois que le CEA essaime des startups dans le domaine du nucléaire ?

Oui et non. C’est la première fois que le CEA essaime des startups qui développent des réacteurs nucléaires innovants. En revanche, nous avions déjà essaimé des sociétés ayant des applications de marché dans le nucléaire, notamment autour de la métrologie et de la caractérisation de matériaux. Le CEA est également à l’origine, en 1976, de la Cogema [Compagnie générale des matières nucléaires, qui est devenue en 2006 Areva NC, Ndlr]. Ce n’est pas une startup certes, mais elle a contribué à l’émergence d’une filière industrielle sur le cycle du combustible.

Quel est l’historique du CEA dans la création d’entreprises ?

Le CEA a été précurseur en matière de création d’entreprises. La première remonte à 1972 et plus de 230 ont été créées depuis dans des domaines variés, du numérique à l’énergie, en passant par la santé. Au milieu des années 1980, nous avons mis en place un dispositif interne d’essaimage doté d’outils pour aider nos collaborateurs à créer leur startup à partir des résultats de R&D. Ce dispositif s’est énormément enrichi depuis : le CEA couvre un continuum depuis l’idée de la startup jusqu’à la création et même au-delà. En 1999, nous avons créé notre filiale d’investissement qui nous permet de financer ces startups. Aujourd’hui, cette filiale est opérée par la société de gestion Supernova Invest, leader français de l’investissement dans la deeptech. Cela nous permet de soutenir financièrement les startups à leur création, mais aussi dans la durée. Chaque année, entre six et dix startups sont créées à partir de technologies du CEA. Au-delà du nombre, ce qui compte, c’est la qualité et le succès de ces entreprises. Sur toutes les startups créées au sein du CEA, plus de 70% sont encore en activité ou ont été rachetées. Et, plus de 75% des startups que nous avons en portefeuille évoluent dans la deeptech.

Outre la création de startups deeptech, le CEA a aussi contribué, à plusieurs reprises, à la structuration de filières industrielles. Cela a été le cas avec notre première startup, EFCIS [Société pour l’Étude et la Fabrication de Circuits Intégrés Spéciaux, Ndlr], créée en 1972, qui, dix ans plus tard, s’est rapprochée de Thomson, puis a donné naissance à STMicroelectronics. À partir d’une start-up et du rapprochement avec plusieurs sociétés, nous sommes arrivés à un acteur mondial de la microélectronique. Autre exemple avec Genvia, une joint-venture fondée en 2021 avec Schlumberger, Vinci, Vicat et la région Occitanie. Ici, l’objectif est de créer un acteur souverain de la production d’hydrogène décarboné à partir d’une technologie du CEA.

Nous avons donc un gros historique dans la création de startups et une capacité à structurer des filières industrielles. Et c’est dans cet état d’esprit que nous appréhendons l’appel à projets de France 2030.

Allez-vous investir dans ces deux nouvelles startups ?

Oui, nous serons en soutien de ces startups sur le volet financement via notre filiale CEA Investissement. Nous avons pour habitude de prendre ce que nous appelons des « parts fondateurs ». Le montant des tickets d’investissement est encore en discussion. Toutefois, notre politique est de rester minoritaires dans le capital, sauf dans des cas très particuliers comme avec Genvia.

Quand les réacteurs d’Hexana et de Stellaria verront-ils le jour ?

Les deux startups prévoient de déposer leur dossier de candidature d’ici la fin du mois de juin à l’appel à projets « Réacteurs nucléaires innovants ». L’objectif est ensuite de se caler sur le calendrier de ce dispositif. Hexana prévoit un démonstrateur avancé à l’horizon 2030 tandis que Stellaria vise un premier prototype en 2031.

Selon vous, quel rôle devraient jouer les startups dans la relance du nucléaire ?

Les scénarios présentés par RTE dans son rapport « Futurs énergétiques 2050 » montrent que, pour atteindre la neutralité carbone, il va falloir diminuer notre consommation énergétique, tout en électrifiant massivement nos usages. La part de l’électricité dans cette consommation énergétique globale va donc énormément augmenter. Dans l’hypothèse de référence de RTE, la consommation d’électricité s’élèvera à 650 térawattheures (TWh) en 2050, contre environ 460 TWh en 2022, soit une hausse attendue de près de 200 TWh. Ce chiffre parle peu, mais, pour avoir une idée des enjeux, un EPR représente environ une production annuelle de 13 TWh. Ce que montrent ces chiffres, c’est que les besoins en décarbonation sont immenses et qu’il y a de la place pour toutes les technologies : énergies renouvelables et nucléaire. Et il y a une vraie place pour les startups dans la relance nucléaire. Elles vont remplir des besoins différents de ceux auxquels répondent les centrales actuelles. Ces startups se positionnent notamment sur le marché des industries électro-intensives, comme l’aciérie, la chimie, ou encore la cimenterie et la mobilité lourde. Ces industriels ne sont pas que consommateurs d’électricité, mais aussi de chaleur. L’intérêt de ces petits réacteurs innovants, c’est qu’ils vont aussi répondre à ce besoin-là.

Hexana et Stellaria ne vont-elles pas entrer en concurrence avec le projet de SMR Nuward, porté par un consortium composé d’EDF, de TechnicAtome, de Naval Group et du CEA ?

Nous sommes engagés au côté d’EDF, TechnicAtome et Naval Group dans Nuward, pour le développement d’un petit réacteur à eau pressurisée dédié à la production d’électricité. Hexana et Stellaria développent des réacteurs dédiés aux besoins en décarbonation des industriels. Les sites industriels exigent des petites entités très compactes qui puissent s’implanter facilement. Compte tenu des besoins en énergie bas carbone pour accélérer la transition énergétique et l’inscrire dans la durée, toutes les technologies sont à mobiliser et sont complémentaires. L’enjeu est d’élargir la palette d’offres de la filière nucléaire en incluant de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur.

Dans le cadre de l’appel à projets (AAP) « Réacteurs nucléaires innovants », le gouvernement a demandé au CEA d’apporter son soutien technique et scientifique à toutes les startups souhaitant candidater. N’allez-vous pas privilégier les startups issues du CEA ?

Effectivement, le CEA a cette double casquette dans le cadre de l’AAP, mais ce n’est pas quelque chose de nouveau pour nous. Nous sommes habitués à travailler en collaboration avec d’autres acteurs. Nous comptabilisons 700 partenariats industriels et nous sommes régulièrement amenés à avoir des partenaires sur des marchés proches. Pour les lauréats de la phase 1, il est prévu que le CEA puisse soutenir leurs projets grâce à ses capacités expérimentales et ses moyens de calculs et de simulation. Et ce, aussi bien pour nos propres startups que pour les startups externes.

Aux États-Unis, l’écosystème de startups dans le nucléaire est beaucoup plus fourni qu’en France. Comment peut-on accélérer pour combler notre retard ?

Les États-Unis ont effectivement démarré beaucoup plus tôt que nous sur ces sujets. Mais nous démarrons avec un bagage technologique conséquent. Prenons l’exemple d’Hexana. Elle démarre plus tard, mais avec une technologie déjà assez mature. Cela permet de rééquilibrer les choses. D’une manière plus générale, les États-Unis disposent d’une grande culture startups et d’importants moyens financiers privés. En France, nous avons beaucoup progressé sur la partie amorçage, mais la phase industrialisation, qui nécessite plusieurs centaines de millions d’euros de financement, reste compliquée pour les startups. Dans ce contexte, la dynamique donnée par les pouvoirs publics via le plan France 2030 est de bon augure.

Propos recueillis
par Juliette Raynal

Lien source : Laurence Petit : « C’est la première fois que le CEA essaime des startups qui développent des réacteurs nucléaires innovants »