dimanche, mai 19

Riad Salamé, le gouverneur de la banque centrale du Liban face à la justice de son pays

« Pensez-vous que vous êtes un criminel ? Parce que beaucoup semblent le penser. » La question-missile est lancée, en direct, en 2020, par une présentatrice de la chaîne américaine CNBC. Face à l’accusation à peine dissimulée, Riad Salamé, aujourd’hui l’homme le plus détesté du Liban, reste impassible. Alors que le pays du Cèdre sombre depuis octobre 2019 dans le chaos, le président de la Banque centrale du Liban depuis 1993 réplique calmement face caméra : « ce que j’essaye de faire et d’accomplir est en accord avec les lois du pays (…) la situation a été particulièrement difficile ». Citant tour à tour les « incendies de forêt, le shutwdown du système bancaire, le défaut de paiement actionné par le gouvernement, le Covid et l’explosion du port » qui a ravagé Beyrouth un mois plus tôt, il répond à la question de la journaliste : « Je ne pense pas être le criminel qui a fait tout ça, j’essaye de maintenir le système ».

Trois ans plus tard, la cote de Riad Salamé parmi la population libanaise est toujours au plus bas. Et pour cause : cet ancien banquier d’affaires de la banque Merrill Lynch est mis en cause dans plusieurs affaires de blanchiment d’argent, escroquerie, de détournement de fonds, en Suisse, et de biens mal acquis en France. Ce jeudi 16 mars 2023, Riad Salamé, qui n’avait jamais été inquiété par la justice jusqu’ici, a été entendu par la justice libanaise en présence de magistrats européens qui enquêtent sur des mouvements de fonds suspects vers l’étranger. Mais aujourd’hui comme hier, celui que l’on soupçonne d’avoir potentiellement détourné 300 à 500 millions de dollars avec son frère cadet Raja, nie catégoriquement toutes les accusations. Les Libanais pointent aussi sa gestion hasardeuse, « en pyramide de Ponzi » des finances du pays. Après deux jours d’audition, répondant à 200 questions, feuilletonne le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, le grand argentier, ancien héros anti-inflation du pays, a clamé son innocence vendredi :

« Les fonds de la banque centrale libanaise n’ont pas été transférés sur mon compte. Les transferts que j’ai effectués à l’étranger (…) n’ont pas été effectués par la banque centrale », mais plutôt « de mon compte personnel », a-t-il justifié, rapporte l’AFP. Riad Salamé, ancien gestionnaire du portefeuille d’actifs du milliardaire Rafic Hariri, businessman en Arabie saoudite, a toujours rappelé que son travail lui avait permis de faire fortune.

« 9 milliards de dollars détournés » juste avant l’effondrement

Mais selon le journal suisse SonntagsZeitung dimanche dernier, une bonne partie des fonds que le gouverneur de la Banque du Liban est accusé d’avoir détournés, ont atterri sur les comptes de douze banques suisses. Et 250 millions de dollars ont été déposés sur le compte personnel de son frère Raja Salamé auprès de la filiale HSBC à Genève, selon l’hebdomadaire. D’autres sommes ont atterri chez UBS, Credit Suisse, Julius Baer, EFG et Pictet, écrit encore notre confrère. Les transactions ont été opérées grâce au truchement d’une société offshore enregistrée aux îles Vierges britanniques, nommée Forry Associates et créée en 2001, rapporte aussi l’AFP.

Si, aux yeux des Libanais, l’affaire incarne le mal du pays gangréné par la corruption, c’est parce qu’elle présente de multiples ramifications « politico-business ». Raja a été arrêté en 2022 inculpé pour complicité d’actes d’enrichissement illicite. Il est soupçonné d’avoir aidé son frère à détourner de l’argent de la banque centrale pour se constituer un luxueux patrimoine immobilier à Paris. Selon des sources libanaises citées par l’AFP, il a aussi aidé plusieurs dirigeants politiques à transférer leurs capitaux vers l’étranger en octobre 2019, juste avant l’effondrement, « pour un total de 9 milliards de dollars ».

Dans un pays où plus de 80% de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté selon l’ONU, le contraste avec la réalité économique est criant. A Beyrouth comme ailleurs, un billet de la livre libanaise ne vaut presque plus rien. Sur le marché parallèle, la devise a ainsi perdu plus de 98% de sa valeur, franchissant le seuil record de 100.000 livres pour un dollar. Alors que la monnaie nationale est indexée au billet vert depuis 1997, les Libanais fuient, quand ils le peuvent, leur monnaie papier. D’autres épargnants ont pris d’assaut les banques du pays pour retirer leurs liquidités gelées par celles-ci.

Aussi, la dépréciation continue de la livre a déclenché une explosion des prix pour les Libanais. Le taux d’inflation, le plus élevé au monde, a atteint 332% de janvier 2021 à juillet 2022, selon la Banque mondiale.

« Nous avons été capables de maintenir la stabilité de la monnaie et d’éviter la récession » clamait encore, en 2019, Riad Salamé dans une interview à un magazine financier. « Le gouvernement travaille sérieusement sur la réduction du déficit afin de le ramener à presque zéro », assurait encore dans une vidéo accessible sur YouTube celui qui a été désigné meilleur gouverneur d’une banque centrale dans le monde par Euromoney en 2006 et par le Banker Magazine en 2009.

Aujourd’hui, la crise est telle que le Fonds monétaire international (FMI), qui, comme la France, a participé à des programmes d’aides massives, ne donne plus de prévisions économiques pour le Liban. En avril 2021, le déficit budgétaire s’est réduit de 62,4% par rapport à l’année précédente mais « les comptes publics restent fortement déficitaires en 2022 jusqu’à l’adoption de réformes fiscales visant à contenir les salaires du secteur public », note une étude Coface. Surtout, le déficit commercial reste en roue libre, augmentant, en glissement annuel, de 60,2 % à fin novembre 2022, atteignant 14,6 milliards de dollars, selon les chiffres publiés par les douanes libanaises relayés par L’Orient-Le Jour. A date, le Liban importe encore 90% de ses marchandises de l’étranger.

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Si l’exaspération des Libanais est à son comble, c’est aussi parce que le Liban tarde à ancrer les réformes attendues par la communauté internationale. En septembre 2022, le FMI avait déjà épinglé les autorités libanaises pour la « lenteur » à agir face à la dégradation de la situation.

Le mandat de Riad Salamé expire en juillet, mais des politiques libanais ont laissé entendre qu’une reconduction serait possible. Les pays occidentaux ont averti les responsables libanais qu’une reconduction serait perçue « comme un message négatif par les bailleurs internationaux », confie une source diplomatique occidentale citée par l’AFP.

Jeanne Dussueil

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