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Ukraine : « L’outil numérique est une arme pour garder le lien avec les citoyens » (Kostiantyn Koshelenko, vice-ministre de la transformation digitale)

Basé à Kiev, Kostiantyn Koshelenko est le vice-ministre en charge de la transformation numérique. En tant qu’adjoint de la ministre de la politique sociale, Oksana Zholnovych, il doit ainsi maintenir les services publics et assurer leur accessibilité en ligne. Un travail déjà vaste pour un pays de 38 millions d’habitants déchiré par le conflit depuis dix ans, que la guerre face à la Russie vient mettre encore plus sous pression. L’adjoint vient d’ailleurs de publier un livre Management in Time of War (Manager par temps de guerre), publié en anglais, en janvier 2024.

LA TRIBUNE – « Transférer 100% des services gouvernementaux en ligne » est un élément fondamental de la stratégie de guerre de l’Ukraine, a récemment conclu un cabinet de conseil américain dans une étude. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

KOSTIANTYN KOSHELENKO – L’Ukraine a entrepris une vaste réforme pour améliorer les services sociaux, et ce plus particulièrement pour répondre aux défis posés par l’invasion de russe. La transformation numérique dont je suis chargé n’est pas celle dque mènent les entreprises. Dans ce département, il s’agit d’atteindre des objectifs spécifiques dans le domaine du soutien aux personnes en temps de guerre. Le premier est d’aider les gens à sortir de situations difficiles et à retrouver une vie normale, économiquement active et autonome. Parmi les situations que nous rencontrons, il y a celles des personnes handicapées, des personnes déplacées, souvent des familles entières qui ont fui des régions attaquées. L’Ukraine compte actuellement environ 5 millions de personnes déplacées, dispersées dans tout le pays à la suite de l’agression russe, sans compter d’autres catégories de personnes ayant besoin d’aide. Pour elles, nous gérons les services sociaux généraux et les prestations sociales. En mettant l’accent sur le capital humain, le gouvernement réorganise la politique sociale afin de créer un système inclusif. C’était déjà important avant la guerre mais aujourd’hui, ces tâches sont absolument cruciales. Au quotidien, notre travail s’apparente à un marathon, mais au rythme d’un sprint. Nos responsabilités sont vastes et nous poussent souvent à agir dans des délais très courts, sur fond de nombreuses pénuries. Cette situation exige non seulement rapidité et efficacité, mais aussi créativité dans la prise de décision et la recherche de solutions alternatives.

Quels sont les outils que vous développez ?

Historiquement, depuis les années 1990, le pays s’est appuyé sur des systèmes d’aide sociale obsolètes, fragmentés et centrés sur les districts. Ces systèmes ne permettaient pas aux citoyens de faire des demandes en ligne ni de fournir des services dans tout le pays sans restriction territoriale. Depuis 2021, au sein du ministère ukrainien de la politique sociale, nous construisons un nouveau système d’information unifié de la sphère sociale (UISSS) pour fournir des services sociaux. Nous construisons ce système pour rendre les prestations et les services sociaux transparents et accessibles. Cet effort massif de numérisation sert divers groupes, notamment les personnes handicapées, les enfants, les familles à faible revenu, les retraités et le personnel militaire.

L’enjeu est que ce système soit unifié, sur le même principe d’une carte regroupant toutes les informations d’un dossier médical. Il s’agit d’un système de CRM social, spécialement conçu pour les citoyens et axé sur les services sociaux, qui utilise une stratégie multicanale, sur mobile et en personne dans les bureaux de l’administration. Les citoyens peuvent ainsi gérer leurs services au moyen d’une application unique : c’est DIIA (abréviation de “State and Me” / « L’Etat et moi »), qui est disponible pour tous les citoyens depuis 2019. Plus de 20 millions d’Ukrainiens l’ont téléchargée. Elle donne accès à des services et des documents tels que les permis de conduire, les pensions, les cartes d’identité, les passeports, les diplômes d’études, et plus encore. Si Diia est connu de tous les citoyens, le système d’information unifié de la sphère sociale est surtout utilisé par les travailleurs du système de protection sociale et les fonctionnaires. Et ce n’est pas grave, car l’UISSS est un système interne, comparable à un back-office et à la base de la numérisation de la sphère sociale. Pour la première fois, nous avons créé un registre unifié de toutes les personnes qui ont reçu ou qui peuvent recevoir une aide sociale. Ce registre est relié à d’autres bases de données gouvernementales, ce qui garantit l’interopérabilité, la vérification et l’automatisation des processus. Cela change la manière dont nous fournissons les services, en les rendant plus efficaces et plus transparents.

Dans le contexte de l’invasion russe, quels sont les derniers services développés ?

Afin d’accueillir davantage d’enfants dans les familles, nous avons mis en place un service d’adoption par l’intermédiaire du portail Diia. Nous avons déjà créé la possibilité de demander une première consultation en ligne, puis de se porter candidat à l’adoption.

Quid de la connexion à Internet via Starlink, la connexion par satellite d’Elon Musk, le fondateur de SpaceX ?

Le ministère de la Transformation numérique est responsable de Starlink, je ne peux donc pas le commenter en détail. Les municipalités les reçoivent aussi directement de leurs partenaires. On pourrait dire que dans de nombreuses régions où il y a des risques de coupures d’électricité et d’internet, nous avons la possibilité de déployer Starlink et des générateurs diesel pour apporter un soutien social aux citoyens. Cependant, la Russie continue de frapper, nous devons donc constamment remplacer les équipements perdus et, surtout, nous avons besoin des systèmes Patriot et de leurs analogues pour la défense aérienne afin de protéger les citoyens pacifiques.

Comment assurez-vous ces services en ligne dans les régions occupées par l’armée russe à l’Est du pays ?

En tant que guichet unique pour les citoyens, DIIA est disponible partout, y compris dans l’Union européenne. Mais à l’Est, dans les territoires temporairement occupés, il souffre des limitations imposées par la Russie. Dans les régions occupées, depuis 2014, la Russie a coupé l’accès aux fournisseurs d’accès à Internet ukrainiens, ne proposant que des fournisseurs russes. Ces derniers sont similaires aux fournisseurs d’accès de la Corée du Nord, avec de nombreux blocages. Ces coupures ont été progressives, selon les régions. Le seul moyen d’accéder à certaines pages ukrainiennes est le VPN, mais cela fonctionne. Sinon, vous pouvez demander une aide gouvernementale de n’importe où, dans les abris antiatomiques comme dans les sous-sols, à condition d’avoir accès à l’internet. Il n’est pas nécessaire de faire la queue auprès d’une agence gouvernementale. Les services à distance en temps de guerre ne sont pas seulement une question de commodité, mais aussi de sécurité, car il n’est pas nécessaire de se déplacer.

En ce sens, l’outil numérique est-il une arme politique pour garder le lien avec les citoyens ?

Oui, c’est très important. Que l’on reçoive des aides ou des pensions, aux yeux de l’opinion publique, c’est un service acquis et automatiquement attendu. Donc, dans les premières semaines de la guerre, le fait de pouvoir leur verser leurs prestations malgré le contexte nous a permis de faire passer le message que : « oui, l’Etat est là, oui, ce ministère fonctionne encore, nos infrastructures, nos banques aussi ». Il est très important que la société comprenne que nous continuons à nous battre et à travailler, car cela contribue à l’unité nationale et à la résilience. Le nombre d’Ukrainiens qui utilisent quotidiennement l’internet est passé de 72 % à 80 % au cours de l’année 2024. Depuis 2021, ce chiffre a augmenté de plus de 10 %. Concernant l’application Diia, sur les trois années d’observation, le niveau d’utilisation du portail et de l’application est passé de 13% en 2020 à 51% début octobre 2023.

Qui sont vos partenaires technologiques ?

En collaborant avec des organisations telles que le Programme alimentaire mondial des Nations unies, le PNUD, l’Unicef et la Fondation de l’Europe de l’Est, nous avons achevé 70 % du système unifié de la sphère sociale et sommes disposés à partager notre expertise et notre technologie avec d’autres pays. Avec le soutien de l’USAID (l‘Agence des États-Unis pour le développement international), KPMG nous aide dans le domaine de la cybersécurité, tandis que le cabinet Deloitte participe à l’élaboration d’une stratégie de développement numérique du secteur social pour les années à venir. Diia a de nombreux partenaires, et je ne peux pas tous les connaître ni les commenter. Concernant Google, notre ministère n’utilise pas spécifiquement leurs outils, mais je sais qu’ils aident grandement le gouvernement dans son ensemble. Nous avons aussi construit un partage de technologie de données entre l’Estonie et l’Ukraine pour notre système national « Trembita ». Ce partage crée une connexion entre les registres et les systèmes d’information tout en sécurisant les données. Cette année, il a permis de réaliser près de 28 millions de transactions concernant les personnes déplacées et 442,6 millions de transactions pour vérifier l’utilisation des fonds budgétaires : prestations, subventions, paiements sociaux. Enfin, suite à l’initiative d’Arnaud Contival, président de l’association TuringClub.fr pour les données, l’IA et la science des données, nous avons reçu de nos amis français du matériel d’occasion pour les serveurs et les stations de travail, et nous l’apprécions grandement.

Avez-vous des partenaires spécifiques pour contrer les cyberattaques ?

Je ne peux pas parler de ces sujets car ils sont rattachés à des départements spéciaux de notre gouvernement. Mais notre propriété est de tout mettre dans le nuage, via les services Microsoft Azure. D’autres ministères, en revanche, utilisent les services d’Amazon. Les deux plateformes sont bénéfiques et précieuses pour nous. Nous sommes reconnaissants vis-à-vis de nos partenaires de nous apporter un soutien aussi opportun, car cela nous permet de protéger nos données et nos systèmes contre les frappes de missiles.

Comment palliez-vous à la pénurie de main-d’œuvre quand ils seraient 1 million d’Ukrainiens mobilisés, et que le gouvernement chercherait 500.000 conscrits de plus ?

Au sein de mon équipe numérique, au ministère de la politique sociale, nous comptons 12 femmes et 7 hommes. Plusieurs hommes de notre équipe ont déjà été mobilisés mais nous avons la possibilité d’exempter ceux qui sont essentiels à nos processus. Au bureau du projet, organisé avec le soutien de partenaires internationaux, il y a 8 femmes et 4 hommes et au « Centre de services d’information du ministère de la politique sociale », qui administre nos systèmes informatiques, il y a 88 femmes et 64 hommes. Nous cherchons principalement des analystes business et des project manager pour des environnements techniques.

Aussi, le gouvernement ukrainien est en train de réviser la législation pour inciter les employeurs à embaucher des personnes handicapées, en leur offrant une aide sociale et le remboursement des aménagements sur le lieu de travail. Avec près de 2,9 millions de personnes handicapées en Ukraine et seulement 26 % de personnes employées, l’écart est important par rapport aux pays de l’UE où les taux d’emploi dépassent les 50 %.  Une aide financière et technique est nécessaire pour mettre en place ces mesures d’incitation, créer des conditions de travail adaptées et mettre en place des programmes de reconversion pour les personnes handicapées. Nous invitons tous ceux qui le souhaitent à participer au développement d’un système de protection sociale solide en Ukraine, qui rendra la société ukrainienne et l’ensemble de l’Europe plus résistantes face à l’agression de la Russie. Nous sommes également prêts à partager nos réalisations et nos technologies dans les domaines des services à distance aux citoyens, de l’interopérabilité des registres d’État et de la comptabilisation de l’aide humanitaire, qui peuvent être utiles à d’autres pays non seulement en temps de guerre et de catastrophes humanitaires, mais aussi en temps de paix.

Propos recueillis et traduits par Jeanne Dussueil.

Jeanne Dussueil

Lien source : Ukraine : « L'outil numérique est une arme pour garder le lien avec les citoyens » (Kostiantyn Koshelenko, vice-ministre de la transformation digitale)